Depuis l’antiquité chrétienne, dans toutes les traditions liturgiques en Orient comme en Occident, le Vendredi saint est un jour aliturgique, en ce sens que c’est le seul jour de l’année sans messe : il n’y a pas de consécration eucharistique, mais il peut y avoir communion eucharistique comme on le fait de nos jours. L’Eglise commémore en effet la Passion du Christ d’une part à travers le pieux exercice du chemin de la Croix, et d’autre part surtout dans la grande célébration de la Passion l’après-midi ou le soir. Au cours de cette célébration, le rite de vénération de la Croix après l’homélie et la prière universelle, en constitue le sommet auquel tendait déjà la proclamation solennelle de l’évangile de la Passion selon saint Jean (18, 1-19, 42). Jésus devant sa Passion ne se présente pas en victime résignée, tel l’agneau sans défense face à la méchanceté des hommes, mais dans l’état de l’homme libre, tel que voulu et créé par Dieu à son image et à sa ressemblance. Et c’est ce que confesse Pilate avec son fameux Ecce Homo : « Voici l’homme » (Jn 19, 5), dont il ne mesurait pas la portée véridique, puisqu’en réalité il se moquait des Juifs. De lui-même Jésus dit : « Moi, je suis le bon pasteur, le vrai berger, qui donne sa vie pour ses brebis. » (Jn 10, 11), et plus loin : « Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne. » (Jn 10, 18). Il transforme alors sa mort sur la Croix en sacrifice et en don de sa vie, summum de son amour pour les pécheurs.
C’est donc à dessein que la liturgie choisit l’évangile de la Passion selon saint Jean pour le Vendredi saint. Dans la perspective de saint Jean en effet, lorsque Jésus évoque son heure comme aux noces de Cana en disant à sa mère : « Femme, que me veux-tu, mon heure n’est pas encore venue ! » (Jn 2, 4), il signifie l’heure de sa Passion. L’heure de Jésus, c’est l’heure de sa gloire, de sa glorification, de son élévation sur la Croix. Il priera ainsi : « Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils, afin que le Fils te glorifie » (Jn 17, 1), pour accomplir sa promesse : « Et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. » (Jn 12, 32).
La Croix devient ainsi le trône de gloire sur lequel siège déjà le Crucifié avant son intronisation à la résurrection ; c’est le trophée de sa victoire sur la Mort. Dans l’office de la Passion, la Croix annonce le triomphe pascal du Christ. Et à ce titre, elle est digne de vénération et d’honneur, indissociable de Celui sans qui elle n’aurait aucune valeur, n’étant alors que le « supplice honteux », raison pour laquelle on ne crucifiait pas un citoyen romain (Saint Paul par exemple aura la tête tranchée lors de son martyre, il n’aura pas été crucifié comme saint Pierre). La vénération de la Croix est donc avant tout un hommage rendu au Crucifié, au Roi couronné d’épines par dérision, mais qui, en réalité, est le seul Maître du monde, « afin qu’au Nom de Jésus, tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame ‘Jésus Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père.’ » (Ph 2, 10-11).
Mais par la vénération de la Croix, les catholiques ne seraient-ils pas tout simplement idolâtres, dans ce rite où par un baiser ou une génuflexion ils rendraient un culte à un objet ? Non ! Mieux que quiconque, ils savent que l’idolâtrie consiste à adorer une idole, c’est-à-dire un objet, une représentation de la divinité qui prend la place du seul vrai Dieu. Le geste liturgique de la Croix exprime tout autre chose : c’est la confession de la foi en Jésus Christ, Fils de Dieu fait homme qui a souffert dans sa chair, et qui a maculé la Croix de son précieux Sang. Il s’agit d’une adoration mystique qui porte le croyant au-delà du sensible qu’il voit dans une représentation de la vraie Croix du Christ. En ce moment, le croyant qui pose son acte de foi ne dissocie pas le Christ de sa Croix, même si dans l’expression gestuelle il se trouve face à une représentation : « Nous t’adorons, ô Christ, et nous te bénissons, parce que tu as racheté le monde par ta sainte Croix », tel est le répons récité ou chanté à chaque station du chemin de Croix et auquel les fidèles joignent une inclination profonde ou une génuflexion. Les catholiques ne sauraient adorer que Dieu seul, comme le prescrit le premier commandement. Et puisque dans la liturgie le rite s’exprime toujours par les gestes et les paroles, les paroles éclairent le sens des gestes accomplis, de sorte que toute confusion peut être évitée.
A l’origine, la vénération de la Croix provient de la liturgie de la Semaine Sainte à Jérusalem. C’était un acte de piété et de dévotion tout simple de la vraie Croix du Christ, sans caractère liturgique. A Rome, déjà au Ve siècle, se célébrait un rite de vénération de la Croix à la basilique sainte Croix de Jérusalem qui possédait des reliques de la vraie Croix du Christ. Le plus ancien témoignage écrit date de la seconde moitié du VIIIe siècle. Il s’agissait d’une liturgie papale à sainte Croix de Jérusalem où le Pape portait et installait sur l’autel les reliques de la sainte Croix pour l’adoration, psalmodiant dans la procession le Ps 118 avec l’antienne de l’ostentation de la Croix que nous connaissons encore : « Ecce lignum Crucis, in quo salus mundi pependit. Venite, adoremus. » (= Voici le bois de la Croix qui a porté le salut du monde. Venez, adorons). Cette pratique liturgique s’est répercutée, depuis Jérusalem puis Rome, dans bon nombre d’églises, surtout celles qui disposaient de reliques de la sainte Croix du Christ, voire d’autres reliques de haute valeur (sainte Couronne, Linceul, etc.)
Pour finir, notons que dans le vocabulaire, si les livres liturgiques anciens employaient l’expression « adoration de la Croix » sans que personne s’en offusque, aujourd’hui en raison d’un goût plus affiné de précisions mais aussi pour éviter toute confusion ou polémique, on privilégie l’expression « vénération de la Croix », réservant le vocable « adoration » au culte du Saint Sacrement, reconnaissant ainsi une différence non seulement de nature mais aussi de degré. Dans les gestes et attitudes, de la vénération de la Croix le Vendredi saint jusqu’à la Vigile pascale, on adresse à la Croix le salut par la génuflexion, puis on réserve de nouveau la génuflexion au Saint Sacrement sur l’autel, exposé ou dans le tabernacle. Les croix des églises, enlevées ou voilées après la messe de la sainte Cène, sont de nouveau dévoilées ou remises en place après l’office de la Passion. Par la Croix du Christ, nous chantons déjà la victoire de Pâques : « Victoire, tu règneras, ô Croix, tu nous sauveras. » Joyeuses Pâques à tous et à toutes.
Avec Lebanco.net
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